Les Fables de Jean de La Fontaine
L’Aigle et l’Escarbot
_ Source : fable d'Ésope figurant dans le recueil de Nevelet sous le titre "Aquila et Scarabeus"
L'Aigle donnait la chasse à Maître Jean Lapin
_ Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite.
_ Le trou de l'Escarbot se rencontre en chemin :
_ Je laisse à penser si ce gîte
_ Était sûr ; mais où mieux [[où trouver mieux]] ? Jean Lapin s'y blottit.
_ L'Aigle fondant sur lui nonobstant [[malgré, en dépit de]] cet asile,
_ L'Escarbot intercède et dit :
_ Princesse [[ici : une aigle]] des Oiseaux, il vous est fort facile
_ D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux ;
_ Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie ;
_ Et, puisque Jean Lapin vous demande la vie,
_ Donnez-la-lui, de grâce, ou l'ôtez à tous deux :
_ C'est mon voisin, c'est mon compère.
_ L'Oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
_ Choque de l'aile l'Escarbot,
_ L'étourdit, l'oblige à se taire,
_ Enlève Jean Lapin. L'Escarbot indigné
_ Vole au nid de l'Oiseau, fracasse en son absence
_ Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance :
_ Pas un seul ne fut épargné.
_ L'Aigle étant de retour et voyant ce ménage,
_ Remplit le ciel de cris, et, pour comble de rage,
_ Ne sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert.
_ Elle gémit en vain, sa plainte au vent se perd.
_ Il fallut pour cet an vivre en mère affligée.
_ L'an suivant, elle mit son nid en lieu plus haut.
_ L'Escarbot prend son temps, fait faire aux œufs le saut.
_ La mort de Jean Lapin derechef est vengée.
_ Ce second deuil fut tel que l'écho de ces bois
_ N'en dormit de plus de six mois.
_ L'Oiseau qui porte Ganymède [[personnage de la mythologie grecque, prince troyen d'une beauté légendaire, fils de Tros.
Zeus, s'étant épris de lui se changea en aigle pour l'enlever.]]
_ Du Monarque des Dieux enfin implore l'aide,
_ Dépose en son giron ses œufs, et croit qu'en paix
_ Ils seront dans ce lieu, que pour ses intérêts
_ Jupiter se verra contraint de les défendre :
_ Hardi qui les irait là prendre.
_ Aussi ne les y prit-on pas.
_ Leur ennemi changea de note,
_ Sur la robe du Dieu fit tomber une crotte ;
_ Le Dieu la secouant jeta les œufs à bas.
_ Quand l'Aigle sut l'inadvertance [[l'inattention]],
_ Elle menaça Jupiter
_ D'abandonner sa cour, d'aller vivre au désert [[c'est le même procédé que la Montespan employait à l'égard de Louis XIV !]],
_ De quitter toute dépendance
_ Avec mainte autre extravagance.
_ Le pauvre Jupiter se tut :
_ Devant son tribunal l'Escarbot comparut,
_ Fit sa plainte, et conta l'affaire :
_ On fit entendre à l'Aigle enfin qu'elle avait tort.
_ Mais les deux ennemis ne voulant point d'accord,
_ Le Monarque des Dieux s'avisa, pour bien faire,
_ De transporter le temps où l'Aigle fait l'amour
_ En une autre saison, quand la race escarbote
_ Est en quartier d'hiver, et comme la Marmotte
_ Se cache et ne voit point le jour.