Les Fables de Jean de La Fontaine
Loup (Le) et les bergers
Un Loup rempli d'humanité
(S'il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu'il ne l'exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit-il, et de qui ? De chacun.
Le Loup est l'ennemi commun :
Chiens, chasseurs, villageois, s'assemblent pour sa perte.
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris ;
C'est par là que de loups l'Angleterre est déserte : [[Les loups d'Angleterre avaient été massacrés au Xe siècle, les princes gallois ayant exigé trois cents têtes de loup pour tribut, au lieu d'argent...]]
On y mit notre tête à prix.
Il n'est hobereau [[Petit gentilhomme campagnard]] qui ne fasse
Contre nous tels bans [[Publications de bannissement]] publier ;
Il n'est marmot osant crier
Que du Loup aussitôt sa mère ne menace.
Le tout pour un Âne rogneux, [[galeux]]
Pour un Mouton pourri, [[ "atteint du pourri", maladie spécifique des moutons.]] pour quelque Chien hargneux,
Dont j'aurai passé mon envie.
Et bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;
Paissons l'herbe, broutons ; mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s'attirer la haine universelle ?
Disant ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
Mangeants un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent. Voilà ses Gardiens
S'en repaissants eux et leurs Chiens ;
Et moi, Loup, j'en ferai scrupule ?
Non, par tous les Dieux. Non. Je serais ridicule.
Thibaut l'Agnelet passera [[Il y passera, je le dévorerai]]
Sans qu'à la broche je le mette ;
Et non seulement lui, mais la mère qu'il tette,
Et le père qui l'engendra.
Ce Loup avait raison. Est-il dit qu'on nous voie
Faire festin de toute proie,
Manger les animaux, et nous les réduirons
Aux mets de l'âge d'or autant que nous pourrons ?
Ils n'auront ni croc [[Crochets à suspendre la viande]] ni marmite ?
Bergers, bergers, le loup n'a tort
Que quand il n'est pas le plus fort :
Voulez-vous qu'il vive en ermite ?